Posté le 20 octobre 2022 par La Rédaction

Antoine Rousset, ancien journaliste au Progrès à Bourg, rouvre les pages de son album souvenir.

Ils étaient jeunes tous les deux, même si elle a presque cinq ans de plus que lui. Mais à leur âge, au tout début de leur belle carrière, quand ils font scène commune à l’Eden dans les années sixties en mars 1966, elle en première partie, lui en seconde, cinq ans d’écart, ça ne compte pas. Aujourd’hui, Isabelle Aubret vient d’avoir 84 ans et Adamo en aura bientôt 79. Lui chante encore, elle, s’est mise en retrait. De la chanson et un peu de la vie aussi. Et quelle vie ! Sur la photo, ne vous y trompez pas, vous la voyez souriante au côté d’Adamo (Tombe la neige, Mes mains sur tes hanches…), dans une loge du cinéma/music-hall de la ville, mais c’est une jeune femme déjà terriblement marquée, avec des cernes sous les yeux, qui en termine avec ce concert à Bourg. C’est une miraculée, Isabelle. Elle a frôlé la mort dans un accident dans la nuit du 28 au 29 avril 1963, elle a fait deux jours de coma, on a dénombré dix-huit fractures sur tout son corps meurtri, et pourtant, le temps de longuement, patiemment, courageusement, se rétablir, elle est là ce soir pour nous dire que « c’est beau la vie » et que l’on peut, même dans ces conditions extrêmes, « aimer à perdre la raison »…

L’émotion à son comble

Avec elle, et en toute connaissance de ce qu’elle a douloureusement vécu un an après son prix de l’Eurovision en 1962 avec Un premier amour, l’interview ne peut pas être facile. Elle a 28 ans, j’en ai deux de moins, et Adamo, avec ses 23 ans, ne peut pas m’être d’une grande aide si je me perds dans le fil de mes questions. Certes, j’en ai préparé trois ou quatre, qui me semblent bien insuffisantes, en espérant pouvoir rebondir sur les premières réponses de la chanteuse si je suis en panne en cours d’interview. Mais, à l’instar de Dalida, trois ou quatre années plus tôt – alors que je venais de débarquer à Bourg et dans ce métier, et qui avait eu la gentillesse de se porter à mon secours quand elle m’avait vu, dans sa loge, quasiment liquéfié face à celle qui était déjà une immense star -, Isabelle Aubret appartient à cette catégorie d’artistes qui vont au-delà des réponses qu’ils peuvent fournir aux questions les plus banales, en leur donnant plus d’intérêt et de profondeur. Ce soir de mars 66, tandis qu’on a pu la voir s’approcher du micro, et en s’y accrochant parfois, en claudiquant légèrement dans sa longue robe blanche qui cache bien des cicatrices, elle revient avec nous sur ce drame passé, sur sa convalescence pénible, sur ses amis chanteurs, Brel, Ferrat, Adamo, et d’autres, qui ont tout fait pour qu‘elle s’en sorte, qu’elle recommence à chanter. Certains lui ont même donné des textes à eux, des musiques à eux, pour qu’elle les interprète elle-même, à sa façon, La Fanette par exemple que son ami Jacques a composée… Apparaissent deux trois larmes dans son beau regard, on sent Adamo tout ému, et moi qui griffonne le nez dans mon bloc sans oser trop relever la tête de peur de leur montrer à tous les deux mon émotion aussi.

Tellement fragile

Oui, ce fut une interview pas simple, pas évidente à dominer, même si ce fut moins compliqué par la suite, quand ils me racontèrent leur tournée, leur nouveau répertoire, leur amitié et la bonne compagnie de leurs musiciens. Il me semble me souvenir que l’on prolongea l’entretien dans un troquet voisin qui ne pouvait être que le Français à cette heure tardive de la nuit. Là-dessus, ma mémoire a l’excuse de tout ce temps passé… Isabelle Aubret – Thérèse Coquerelle, de son vrai nom à sa naissance en 1938 à Lille – en aura connu des drames (les deux jambes fracturées en 82 !) et des malheurs durant toute son existence, mais chère jeune dame blanche d’une époque si lointaine, tellement fragile sur cette scène de l’Eden, sachez que vous m’avez procuré, il y a plus de 50 ans, l’un de mes plus tendres souvenirs de vie professionnelle…