Posté le 2 février 2023 par La Rédaction

Antoine Rousset, ancien journaliste au Progrès à Bourg, rouvre les pages de son album souvenir.

Il aurait pu faire fortune avec des planches, pas celles qu’il scia dans son atelier de menuiserie une grande partie de sa vie, mais celles sur lesquelles il aurait pu monter comme tous ces artistes dont on vous a parlé ici auparavant. Parce que c’était un artiste, lui aussi. Un artiste émérite du folklore bressan. Quand on lui demandait parfois à qui il aurait aimé ressembler, il répondait : « À Fernandel ! » Ce qui faisait sourire, car il en avait un peu le profil, le mimétisme, la présence comique. Mais il ajoutait aussitôt en forme de questions : « En aurais-je été capable ? En aurais-je eu le talent ? »… Et puis non, sa vie à Lucien Brazier, ce n’était pas ça. C’était plus terre à terre. La terre de ses ancêtres. Tant pis pour d’incertains triomphes au cinéma ou au théâtre, sa vie d’artiste était ailleurs. Ailleurs et pourtant là, tout à côté de chez lui. Là en Bresse. Là, à fonder, dès 1938, alors qu’il vient juste de passer la trentaine, le groupe du Pays de Bresse, et à en être son directeur, son principal animateur, son indispensable et inimitable barde. Durant près de 60 ans. Avant de rejoindre dans la légende, Prosper Convert.

Le moignon menaçant de Lucien !

Si on vous parle de lui dans cette page où les Johnny, Montand, Bécaud et quelques autres l’ont précédé, c’est qu’il y mérite tout autant qu’eux sa place. Avec son groupe, Lucien a accompli des milliers de kilomètres en France et à l’étranger, a fait danser le rigodon, le chibreli et la polka piquée à des spectateurs enthousiastes de toutes nationalités, et a raconté et chanté la Bresse d’autrefois avec une telle passion qu’elle ne pouvait pas rêver mieux que lui comme ambassadeur du temps jadis. C’est qu’il savait faire, Lucien, avec son public ! Si bien faire pour réveiller ceux et celles qu’il sentait un peu endormis dans la salle. S’ils ne reprenaient pas spontanément avec lui et son groupe les vieux refrains du répertoire, il les menaçait de souriantes représailles. Au bout du moignon de son bras gauche, il accrochait un de ses sabots et le brandissait en direction des premiers rangs en déchaînant rires et acclamations. De son handicap, il avait fait un moment de joie de vivre. Jusqu’à appeler la troupe théâtrale (qu’il créa peu de temps après son accident) la troupe Dumognon. Histoire d’en rire plutôt que d’en pleurer. Incorporé à 20 ans au 12e BOA (Bataillon d’ouvriers d’artillerie) de Dijon, il avait perdu sa main gauche trois mois après sous une scie circulaire. Il rassurait sa mère : « Je me suis un peu coupé la main, mais ne t’inquiète pas maman, ce n’est rien… » Rien. Une main en moins, mais rien ! Après l’armée, il poursuit son métier à la menuiserie, il épouse Marie-Jeanne, celle qu’il aime, une soeur du futur député-maire de Bourg Paul Barberot, il fait du théâtre, joue dans des opérettes, il divertit, il amuse, il adore ça. C’est dans sa nature. Distraire les autres.

Dernier hommage…

C’est alors que le Pays de Bresse lui prend tout son temps libre. Ses week-ends, ses vacances, un peu de sa vie familiale aussi forcément, même s’il a réussi à entraîner son fils Michel, et sa belle-fille Nicole, dans l’aventure. Une sacrée aventure. De plusieurs décennies. Jusqu’à épuisement. Pour le soixantième anniversaire du groupe, en 98, il n’est pas là au Parc des Expositions. Il n’en a plus que pour 15 jours à vivre, à 91 ans, et il ne peut entendre la ferveur de la foule quand son fils Michel, qui lui a dignement succédé il y a quelque temps, fait applaudir son nom. Il est absent Lucien mais là, tellement présent, au milieu de ses camarades, tous la larme à l’oeil mais conscients qu’il y a un gala à réussir. En hommage au « patron », en son honneur. Et quel hommage ! Quand Michel et Nicole, à la retraite et en retrait du groupe qui poursuit sa route, ont su que je préparais ce « Il était une fois » un peu spécial pour les 25 ans de la mort de Lucien, ils m’ont prêté un magnifique recueil qui retrace toute sa vie. « Tu peux y puiser tout de ce que tu veux Antoine, les dates, les voyages, les témoignages… » Je m’en suis inspiré certes, mais j’avais aussi des souvenirs ancrés dans ma mémoire : Lucien remontant l’avenue Alsace-Lorraine à bicyclette et que je salue devant le hall du Progrès, Lucien recevant des distinctions à la pelle (Ordre national du Mérite, Palmes académiques, Or de Jeunesse et sports, etc.) et amusant les invités en mêlant un peu de patois dans ses remerciements, Lucien philosophe aussi, me parlant de la vie dont on devait « s’esbaudir » sans jamais la galvauder. Un riche bonhomme, ce Lucien. Fortuné à travers tout ce qu’il savait et a transmis aux autres. Riche de sa Bresse.