Posté le 6 octobre 2022 par La Rédaction

Antoine Rousset, ancien journaliste au Progrès à Bourg, rouvre les pages de son album souvenir.

Et si, dans ces colonnes, on vous parlait de Bécaud ? « C’est qui, Bécaud ? » Normal que mes petits-enfants ignorent jusqu’à son nom. Gilbert de son prénom. Normal que sitôt leur question posée, et en voyant mon visage s’étonner encore qu’on ne sache pas qui ait pu être Bécaud, le Monsieur 100 000 volts du music-hall d’un lointain passé, ils n’attendent même pas ma réponse. Ils la devinent. « Ah oui papy, c’est sûrement une de tes vieilles idoles d’autrefois… » Et il leur arrive, en me disant ça, qu’ils aient un sourire tendre et respectueux. Respectueux du temps de ma jeunesse envolée, respectueux aussi peut-être de ces artistes qui drainaient derrière eux des dizaines de milliers de fans, et dont aucune de leurs chansons ne passe depuis longtemps sur les ondes.

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À cache-cache au Français…

Ce Bécaud-là, pour celles et ceux qui s’en souviennent encore, pour qui Et maintenant, Nathalie, Je reviens te chercher, L’important c’est la rose… ont encore une place privilégiée dans leurs souvenirs de lui, était un phénomène, une comète à part dans ce monde de la chanson, un ouragan qui emportait tout sur son passage mais sans faire de dégâts, sauf dans quelques cœurs de jeunes filles en extase, qui lui réclamaient à l’issue de ses concerts, des « bécots » à la pelle, à défaut d’avoir davantage.

À Bourg, où on put le voir deux ou trois fois en ces années sixties un peu folles, Bécaud dut à chaque fois affronter la meute joyeuse, échevelée, criarde, de ses fans, mais lui aimait bien ça. Il ne s’en cachait pas d’ailleurs, car Bécaud et cabot rimaient constamment. Comme si c’était un jeu avec son public qui courait après lui dans les rues de Bourg un peu avant minuit, qui le perdait de vue, qui se fiait aux rumeurs et partait à toute vitesse du côté du Français où on était à peu près sûr de le retrouver…

Je me souviens, lors de son deuxième passage à l’Eden, quelque temps après sa toute première visite le 24 novembre 1960, de l’incroyable panique qu’il avait provoquée dans l’établissement que tenaient au bas de l’avenue Pierre et Nicole Ramboz, bien longtemps avant que leur fils Pierrot n’en prenne à son tour les rênes. Il était arrivé – nous dix minutes avant lui – trois quarts d’heure après la fin de son spectacle, dans une salle où les derniers convives du soir finissaient de se restaurer. Accompagné de trois ou quatre de ses musiciens, il lui fut proposé une table que son imprésario avait retenue, et c’est alors que la vague, digne d’un tsunami, et que les clameurs au-dehors avaient annoncée, submergera les lieux. De l’extérieur de la brasserie, les fans l’avaient vu et rien ne pouvait les arrêter. Ils entrèrent en force, s’engouffrant entre les tables, hurlant leur joie de l’avoir repéré, et réclamant encore et encore, un baiser, un autographe, une photo…

La scène, « une bien belle fille »…

Il fallait mettre le chanteur à l’abri de cette fureur certes sympathique mais trop soudaine, ce que s’empressèrent de faire au plus vite Pierre et Nicole, en invitant l’artiste à les suivre dans leur appartement situé à l’étage au-dessus. Le photographe et moi leur emboîtâmes le pas, et nous nous retrouvâmes une demi-douzaine dans les salons privés des patrons, en attendant le retour au calme au rez-de-chaussée où les « Bécaud, Bécaud » éclataient de plus belle, réclamant leur « proie ». Bécaud du coup était à nous. L’interview que nous n’avions pu faire à l’Eden, allait avoir pour décor un canapé et quatre fauteuils. En fait, il était bien trop tendu pour répondre à beaucoup de questions. À peine sut-on qu’il avait quelques projets de cinéma, un opéra en route, L’Homme d’Aran, mais qu’il n’allait pas abandonner pour autant la scène, son piano blanc, son costume bleu et sa cravate à pois… Il eut même cette jolie phrase : « La scène est une bien belle fille, pourquoi la quitter si tôt ? » Il ne tenait plus en place, ayant hâte de redescendre. « Vous croyez qu’ils sont toujours là ? » Et il tendait l’oreille, presque déçu de ne plus guère entendre de cris, et de ne plus croiser dans cinq minutes, en rejoignant la salle et sa table, le regard de ses admirateurs. Bécaud cabot dans toute la splendeur d’une nuit bressane…