Posté le 30 janvier 2024 par La Rédaction

Antoine Rousset, ancien journaliste au Progrès à Bourg, rouvre les pages de son album souvenir.

Il venait si souvent à Bourg pour des procès d’assises que je lui avais dit un jour : « François, tu devrais prendre un pied-à-terre, ça ne t’obligerait pas à retenir une chambre d’hôtel à chacune de tes plaidoiries ici… » Il en avait ri. François La Phuong, ce grand ténor du barreau lyonnais, cet immense avocat, était au fil du temps devenu un ami. Je n’en avais pas l’exclusivité, car des amis il en avait partout. Ici comme ailleurs. Partout où un procès le réclamait en France comme à l‘étranger. Partout où il y avait une bonne cause à défendre. Partout où sa voix, si teintée de douceur au début, d’abord à peine audible, puis montant crescendo en puissance au fil de sa plaidoirie, résonnait dans la salle en laissant son auditoire, au final de ses envolées, parcouru de frissons. Du grand art. Il suffisait que le président des assises s’adresse à lui (« Maître, la parole est à vous ») pour que le moindre bruit, le moindre murmure, s’étouffe de lui-même. Il se levait lentement de son siège et c’était parti pour une ou deux heures de symphonie oratoire que sur tous les bancs ou presque on aurait aimé applaudir, au risque d’entendre le ou la président(e) crier dans son micro comme cela arrivait parfois : « Mesdames, Messieurs, silence, vous n’êtes pas au spectacle ici ». Il ou elle avait raison. Le règlement. Et tort à la fois. Car le one man show de La Phuong, dans ces moments-là, valait bien quelques secondes d’ovation.

Un maître de l’éloquence

Il fut longtemps recordman absolu des acquittements en Cour d’assises, non pas seulement bien sûr en raison de son éloquence magnifique, un don qu’il entretenait de tribunal en tribunal, mais parce qu’il travaillait ses dossiers avec acharnement, ne laissant, pour chaque affaire qu’il avait à traiter, rien au hasard, rien qu’il n’ait vérifié, rien qui ne soit susceptible de faire tomber le verdict d’un autre côté. Il avait un sens aigu d’une plaidoirie bien menée, bien argumentée, et si bien rythmée ! Toujours avec beaucoup d’humanité. Et il en eut bien besoin, de son sens de l’humain, lors de ce procès de Klaus Barbie à Lyon en 1987, où j’eus la chance, au milieu d’autres confrères du monde entier, de pouvoir l’entendre le 25 juin de cette année-là, au terme de près de deux mois de terrible tension dans une chaleur suffocante. Antoine Rousset, ancien journaliste au Progrès à Bourg, rouvre les pages de son album souvenir. Quand François La Phuong intervint à son tour, après plusieurs de ses confrères des parties civiles qui s’étaient déjà longuement exprimés avant lui, il confiera plus tard qu’il avait, au moment de prendre la parole, après toutes ces interventions, « l’impression désagréable de n’avoir plus rien à dire ». Et pourtant ! Alors que cette succession de plaidoiries un peu répétitives s’essoufflait, il trouva le moyen, François, de ranimer à la fois la flamme qui vacillait et le procès tout entier. C’était magnifique. Jean-Marc Théolleyre, du journal Le Monde, écrira : « Cet avocat (La Phuong), fort de cette présence naturelle qui est la sienne, fort de cette qualité oratoire que bien des pénalistes lui envient, a remobilisé toutes les attentions… » Des années après, l’intéressé en convenait : « J’ai eu droit ce jour-là à une presse exceptionnelle ».

Le drame

Et puis, le drame. En 1993, à 68 ans. Un accident vasculo-cérébral soudain qui le prive de parole, de sa voix, de son outil de travail, sa force, son atout. Sans sa voix, un avocat pénaliste n’existe plus. Ou si peu. Et tous les kinés et orthophonistes qui se pencheront sur son cas, n’y pourront rien. Ils ne feront que l’aider à reparler un peu, pas à plaider, pas à lui redonner toute cette magie du verbe, cette éloquence perdue. Je l’ai revu encore deux ou trois fois à Bourg. Ce n’était plus le même. Assisté de sa complice et amie, l’avocate Yanina Castelli, il s’occupait des dossiers du procès et elle était sa voix. Mais malgré tout son talent, toute sa bonne volonté, Yanina ne pouvait pas transmettre dans ses plaidoiries les mêmes émotions, le même pouvoir des mots, les mêmes fulgurances. Cette voix et son verbe n’appartenaient qu’à lui. François l’avouera plus tard dans un livre en 2003 : « Il me restait la pratique de mon métier, mais je m’arrêtais à la porte du plaisir… » Plus de cinq cents procès dans sa carrière pour en finir ainsi ! En avocat sans voix. Lui le fils d’un père vietnamien et d’une mère institutrice française, lui qui fut chanteur dans sa jeunesse (sous le nom de François Dalla) puis reporter de guerre un temps au Vietnam, allait prendre sa retraite plus tôt qu’il ne l’aurait voulu. Puis mourir chez lui, près de Lyon, à 93 ans, en 2018… Encore aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je suis ému, j’ai les yeux qui s’embuent. Au souvenir de l’ami François auquel plus aucun président d’assises ne pouvait plus dire en se tournant vers lui pour sa plaidoirie : « Maître, vous avez la parole »…

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François La Phuong ici en compagnie de sa consœur et associée Yanina Castelli
qui fut sa voix au cours des dernières années de sa carrière.