Posté le 28 février 2024 par La Rédaction

Antoine Rousset, ancien journaliste au Progrès à Bourg, rouvre les pages de son album souvenir.

L’info à la radio me toucha de plein fouet, et me laissa quelques secondes dans un état de sidération. D’une voix un peu neutre, la consoeur de France info évoquait le décès brutal de Jean-Michel Lambert : « L’ancien juge de l’affaire Grégory a été retrouvé ce matin dans son appartement au Mans. D’après les premières constatations, il se serait donné la mort. » C’était le 11 juillet 2017. Et la France apprenait la fin tragique d’un personnage hors du commun qui avait défrayé la chronique judiciaire durant des décennies, suite à ce qui avait été le drame de la Vologne et qui avait été aussi, par ricochet, son drame à lui. Avant d’en savoir davantage sur les circonstances dans lesquelles il avait mis fin à ses jours, sur son choix d’en finir à la manière de l’un des héros de son dernier livre, et sur les lettres qu’il avait écrites pour expliquer son geste, c’est toute une succession d’images qui défilait à une vitesse folle dans ma tête. D’images de lui. À Bourg, en famille, avec Nicole son épouse, et Pauline leur fille. Et, de ces images, je vais là, dans ce Il était une fois, tenter d’en extraire quelques-unes de mes souvenirs…

Et ce fut Bourg…

À Épinal, où il avait été nommé en 1980 à 28 ans, c’était fini pour lui. On ne lui faisait plus confiance depuis longtemps déjà pour continuer à mener cette enquête compliquée, semée d’embûches, et trop lourde pour lui, sur l’un des plus gros faits divers du XXe siècle. Il fallait le « placardiser » quelque part. Et ce fut Bourg. En 1988. Un poste de juge au tribunal de la ville, sans grande responsabilité. Dès l’annonce de cette mutation, je m’empressai de prendre contact avec lui pour une interview, qu’il accepta à une condition : ne pas le relancer, encore et encore, sur les rebondissements à répétition d’une affaire dont il souhaitait vraiment se détacher. C’est ainsi que je pus établir avec lui un premier contact. Et un rapport de confiance réciproque. L’homme était fatigué, éreinté par les coups qu’il avait encaissés et qui l’avaient épuisé, ça se voyait. Ici, il se sentait bien, plus à l’aise. Avec Nicole (qui trouva un poste d’institutrice), et n’ayant au départ personne sur qui compter, en plein déménagement et avec un bébé (Pauline) sur les bras, ils acceptèrent qu’on vînt un peu à leur aide, et forcément des liens d’amitié se nouèrent. On parla peu de l’Affaire. Sauf parfois quand la presse lui faisait grief d’erreurs passées qu’il avait pu commettre et qui le faisaient replonger dans ses angoisses et ses doutes. En se demandant, se confiait-il, quand tout ce déchaînement allait finir… Je me souviens aussi d’un Jean-Michel Lambert courant à bonne allure dans les rues de la ville, en préparation d’un semi-marathon le dimanche suivant, ou simplement pour évacuer de son corps de mauvaises sueurs et se rendre l’existence plus légère. Courir pour tenter d’éjecter de ses pensées cette Affaire qui lui collait à la peau et à l’esprit.

« Sonner la fin de la partie »

… Même s’il savait bien qu’il ne faisait pas l’unanimité dans la population, ni même dans son petit monde judiciaire, il était devenu un Burgien parmi d’autres, et presque à part entière. On le reconnaissait dans la rue, on le saluait, Nicole et lui avaient de bons voisins à la Grenouillère, ils avaient scellé de solides amitiés. Pauline grandissait… Après le succès, certes controversé, de son premier livre Le Petit juge, il s’était remis à l’écriture, des polars et des nouvelles. Certains qu’il m’a offerts et dédicacés. Puis ce fut sa mutation au Mans après 2003, pour y poursuivre et terminer sa carrière, et où il choisit, bien plus tard, d’interrompre, volontairement, son existence. Je l’avais perdu de vue, je remarquais sur les photos que sa chevelure avait bien blanchi, et il y avait toujours l’Affaire qui rejaillissait à tout moment. Jusqu’au coup de trop pour lui. Le coup fatal. Dans les lettres qu’il laissa, il écrivit « qu’il n’avait plus la force de se battre »…, « que la machine à broyer s’était remise en marche »…, « qu’il en avait assez de jouer ce rôle de bouc émissaire »…, et qu’il préférait, pour lui, « sonner la fin de la partie ». Quelques mois après sa mort, Nicole et sa fille (devenue une belle jeune femme) vinrent à Bourg signer le dernier roman posthume de Jean-Michel, Témoins à charge. Devant un parterre de lecteurs (et amis confondus), Nicole honora, bravement, courageusement, avec parfois de la violence dans le propos, et quelques accents déchirants au comble de l’émotion, la mémoire si souvent salie de son mari. Là-bas, dans les Vosges, 40 ans après la mort de Grégory, l’Affaire n’est toujours pas résolue. Mais pour le « petit juge », disparu depuis près de sept ans, ce n’est plus son problème, plus son affaire…